"Rêve et délire". Yvonne Renault, Psychologue à Nice


08 août 2019

« L’interprétation est la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient ». S. FREUD

En octobre 1896, le père de S. Freud décède. Le bouleversement qui s’ensuit déclenche chez Freud une importante activité de fantasmatisation, par le biais de rêves qu’il autoanalyse. Le rêve, activité psychique qui se produit durant le sommeil, est biologiquement nécessaire.

Dans « L’interprétation du rêve » (publié en 1900), le rêve est pris comme modèle de compréhension des processus psychiques. Le chapitre VII porte en particulier sur la psychologie des processus de rêve :

L’oubli des rêves, comme le doute sur les rêves, s’explique par l’action de la censure. En effet, le souvenir d’un rêve est lacunaire, infidèle, déformé. La régression est l’une des particularités du processus du rêve. Le rêve est défini comme un acte psychique complet. Sa force pulsionnelle est toujours un désir à accomplir. La méconnaissance de ce désir, ainsi que les bizarreries et absurdités du rêve sont dus à la censure psychique qui s’est exercée sur le rêve en formation.

Le contenu de représentation du rêve nocturne, à la différence du rêve diurne, n’est pas pensé mais transformé en images sensorielles « auxquelles on accorde foi ». Freud précise toutefois que cette transformation sensorielle n’est pas exclusive au rêve : elle se rencontre dans les hallucinations, les visions, qui « peuvent survenir de manière autonome quand on est en bonne santé ou comme un symptôme des psychonévroses »…

Freud pose l’hypothèse d’un « appareil psychique » composé d’instances ou systèmes : l’Inconscient, le Préconscient, la Conscience (première topique). Les perceptions qui nous parviennent restent dans l’appareil psychique en tant que traces mnésiques. Tout le processus psychique se situe entre une extrémité perceptive (Pc) et une extrémité motrice (M). « Le système inconscient  est placé en arrière. Il ne saurait accéder à la conscience, si ce n’est en passant par le préconscient, et durant ce passage, le processus d’excitation devra se plier à certaines modifications ».

La formation du rêve est caractérisée par la régression : topique, temporelle, et formelle. Freud souligne le caractère régrédient du processus du rêve : la formation du rêve se rattache à des pensées de rêves qui appartiennent au système préconscient, la force pulsionnelle du rêve est fournie par l’inconscient. Dans le rêve, l’excitation prend une « voie rétrograde » : l’excitation, au lieu de se propager vers l’extrémité motrice de l’appareil, se propage vers l’extrémité perceptive et parvient finalement au système des perceptions. La régression topique, la régression temporelle (reprise des formations psychiques antérieures), et la régression formelle (modes primitifs d’expression et de figuration remplaçant les modes habituels) forment ensemble la régression elle-même.

Les hallucinations de l’hystérie, de la paranoïa correspondent à des régressions, c’est-à-dire « qu’elles sont des pensées en images, et seules connaissent cette transformation les pensées qui sont en corrélation intime avec des souvenirs réprimés ou restés inconscients ».

Le rêve est comme une régression au plus ancien passé du rêveur, « comme une reviviscence de son enfance des motions pulsionnelles dominantes à cette époque », et des modes d’expression dont elle a disposé.

Le rêve a pour fonction d’être le gardien du sommeil, le rêve mettant à l’écart les stimulus psychiques internes qui pourraient s’opposer à l’endormissement et au sommeil, ainsi que les stimulus sensoriels (internes et externes). Cette fonction échoue parfois, notamment dans les rêves d’angoisse. L’angoisse « peut être ramené, au moyen du refoulement, à un obscur désir manifestement sexuel qui, dans le contenu du rêve, a trouvé sa bonne expression ». (Nous en verrons une illustration dans Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen).

Le travail du rêve est caractérisé par la condensation et le déplacement. La condensation s’opère lorsqu’une représentation unique représente à elle seule plusieurs chaînes associatives à l’intersection desquelles elle se trouve (les individus collectifs et composites, les formations composites). Le déplacement  est un mécanisme par lequel l’accent, l’intensité d’une représentation peut se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliée par une chaîne associative. La condensation et le déplacement, mis en évidence dans le rêve, sont à l’œuvre également dans le symptôme, et d’une façon générale, dans les différentes formations de l’inconscient.

Le travail du rêve est par ailleurs contraint pour tenir compte de la figurabilité du rêve, les pensées du rêve s’exprimant en situation le plus souvent visuelle, dans une « langue imagée ou poétique » (des représentations de mots aux représentations de choses). Dans le matériel psychique du rêve, on rencontre des souvenirs d’évènements qui ont fait impression et qui remontent souvent à la première enfance, période où les souvenirs ont été saisis avec leur contenu visuel (avec une particulière vivacité).

A la condensation, au déplacement, à l’arrangement visuel du matériel psychique, s’ajoute une opération qui consiste à ordonner les éléments du rêve de manière à former un ensemble cohérent. Cette activité de dernière révision, qui agit après-coup, est liée à des considérations d’intelligibilité, en tant qu’élaboration secondaire.

La censure est le motif principal de la déformation du rêve. L’analyse des rêves, comme les symptômes en général, révèle des accomplissements de désirs de caractère sexuel. La configuration sexuelle infantile de la vie sexuelle, les désirs sexuels infantiles fournissent les forces pulsionnelles les plus puissantes qui participent à leur formation.

Les rêves diurnes (nom donné à un scénario imaginé à l’état de veille), présentent une analogie avec les rêves nocturnes : ils représentent des accomplissements de désir, reposent en grande partie sur les impressions laissées par les évènements infantiles et bénéficient du relâchement de la censure. Mais ils se distinguent des rêves nocturnes par le fait que l’élaboration secondaire joue un rôle prépondérant, assurant une plus grande cohérence des scénarios que ceux du rêve.

Dans « Complément métapsychologique à la théorie du rêve » (1915), Freud indique que le sommeil, du point de vue somatique, est une reviviscence du séjour dans le corps maternel. Il distingue par ailleurs deux niveaux de régression dans le sommeil : la régression du moi jusqu’au stade de la satisfaction hallucinatoire et la régression de la libido, jusqu’au rétablissement du « narcissisme primitif » (régression temporelle). Le narcissisme de l’état de sommeil signifie le retrait de l’investissement de toutes les représentations d’objet des parties inconscientes et préconscientes. Les restes diurnes, formateurs du rêve, reçoivent un renforcement qui trouve son origine dans les motions pulsionnelles inconscientes (le niveau de censure entre préconscient et inconscient est abaissé pendant le sommeil). Le désir du rêve s’associe à des désirs préconscients, les renforçant. Ainsi, le processus commencé dans le préconscient et renforcé par l’inconscient prend une voie rétrograde, à travers l’inconscient, vers la perception qui s’impose à la conscience. Cette régression topique explique le retour au stade ancien de l’accomplissement hallucinatoire de désir. Le contenu de pensée, transformé par régression et remanié en un fantasme de désir, devient conscient comme perception sensorielle, et subit alors l’élaboration secondaire à laquelle tout contenu perceptif est soumis. Le désir du rêve est halluciné (croyance en la réalité de son accomplissement).

La formation du fantasme de désir et sa régression à l’hallucination sont les parties les plus essentielles du travail du rêve, mais on peut les retrouver dans deux états pathologiques : la confusion hallucinatoire aiguë ou Amentia de Meynert, et la phase hallucinatoire de la schizophrénie. Dans le délire hallucinatoire de l’Amentia, le fantasme de désir est clairement reconnaissable, il est organisé comme « une belle rêverie diurne ». La phase hallucinatoire de la schizophrénie est de nature plus composite, elle serait une nouvelle tentative de restitution qui vise à ramener l’investissement libidinal aux représentations d’objet, le surinvestissement des représentations de mots étant caractéristique de cette pathologie (le chapitre « L’inconscient », dans Métapsychologie, 1915, décrit en détails ce phénomène).

Au début de notre vie, l’objet pouvant satisfaire le besoin est halluciné. Puis la satisfaction hallucinatoire du désir est progressivement abandonnée au profit de l’épreuve de réalité. Cette épreuve de la réalité est abolie, au profit de la satisfaction hallucinatoire de désir, dans le rêve, mais aussi dans les pathologies telles que l’Amentia. La perception correspond à la fonction du système perception qui coïncide avec le système Conscient. L’hallucination consiste en un investissement du système Cs(P), qui ne se produit pas, comme il serait normal, de l’extérieur, mais de l’intérieur : il y a régression jusqu’au système Cs(P), se plaçant au-delà de l’épreuve de réalité.

L’Amentia, est définie comme une réaction à une perte que la réalité affirme mais que le moi doit dénier, parce qu’insupportable. Le moi rompt la relation à la réalité. L’épreuve de réalité est écartée, les fantasmes de désir, non refoulés, et tout à fait conscients, sont reconnus comme une meilleure réalité.

Que pouvons-nous dire du délire ? Le délire est défini comme un ensemble d’idées erronées qui sont en opposition avec la réalité, et auxquelles le sujet croit (tout comme le rêveur croit en l’accomplissement du désir halluciné durant le sommeil). L’accent est mis sur l’aspect individuel de la croyance, sur le décalage avec la réalité, sur la certitude inébranlable et sur le caractère excessif. Différentes idées délirantes (d’influence, de persécution, de grandeur, de jalousie, d’érotomanie, mystiques…) constituent les thèmes du délire. Le délire est plus ou moins systématisé, son extension peut concerner l’ensemble de la vie du sujet (en réseau) ou porter sur un domaine particulier (en secteur). Les mécanismes sont les moyens par lesquels le délire s’organise : intuition, imagination, illusion, interprétation, hallucination.

« Le délire et les rêves dans Gradiva de W. Jensen » (Freud, 1907) :

L’analyse de Freud porte sur le récit de Jensen : « Gradiva, fantaisie pompéienne ». Il s’agit de l’histoire d’un jeune archéologue vivant dans une petite ville d’Allemagne, Norbert Hanold, qui découvre un jour à Rome, dans une collection antique, un bas relief représentant une jeune fille épanouie, marchant de façon gracieuse. Sa démarche singulière séduit Norbert Hanold : l’un des pieds repose sur le sol, tandis que l’autre ne le touche que de la pointe des orteils, le talon s’élevant en position verticale. Norbert se fournit un moulage de ce bas-relief qu’il accroche à un mur de son cabinet de travail. Il appellera cette jeune fille Gradiva. Norbert par la suite part sur les « traces » de cette jeune fille en Italie (Pompéi), la motivation scientifique de Norbert servant de prétexte à la motivation érotique inconsciente. La science (l’archéologie) se met entièrement au service du délire. Le lecteur devient témoin de l’oscillation, dans le monde interne de l’archéologue, entre rêves et délires…

Freud aborde ce récit comme une étude psychiatrique donnée par le romancier sur l’histoire d’une maladie et d’une guérison. Le délire du jeune homme est qualifié « d’hystérique ».

Arnold ne prête aucun intérêt, dans sa vie quotidienne, pour la femme vivante. Cet intérêt se déplace sur les femmes de pierre ou de bronze. Mais voilà qu’une unique image de pierre, figurant la « Gradiva », accapare tout son intérêt. On apprend que dans son enfance, Norbert entretenait une amitié avec une fillette, Zoé Bertgang, qui devait vraisemblablement présenter une démarche gracieuse et séduisante aux yeux de Norbert. Au cours de la lecture, nous apprendrons que Bertgang et Gradiva signifient « celle qui resplendit en marchant ».

Ces impressions érotiques de l’enfance ont subi un refoulement (l’oubli des souvenirs devenus inconscients). Le bas-relief de la Gradiva a pour effet d’éveiller cet érotisme qui sommeillait en lui. La lutte entre le pouvoir de l’érotisme et les forces qui le refoulent (les résistances) se manifeste dans le délire. La condition du trouble psychique est la répression des représentations par lesquelles la pulsion réprimée est représentée (répression du sentiment érotique).

Parmi les différents rêves et manifestations de délire, le rêve de l’ensevelissement de Pompéi illustre la théorie de l’interprétation des rêves. Il s’agit d’un rêve d’angoisse. Or l’angoisse du rêve, comme toute angoisse, correspond à un affect sexuel. On doit remplacer l’angoisse par une excitation sexuelle.

Ici, Freud indique que le désir d’amour s’anime chez le rêveur. Il exerce une poussée pour rendre conscient en lui le souvenir de la femme aimée et l’arracher au délire, mais il subit un nouveau refus et se transforme en angoisse. Le contenu latent (inconscient) du rêve s’est transformé en contenu manifeste de l’anéantissement de Pompéi, et de la disparition de Gradiva.

L’introduction de ce rêve, dans le récit de Jensen, amène le développement du délire. Selon Freud, une formation délirante se rattache très souvent à un rêve (on peut ici penser au « rêve éveillé » de Schreber qui précède son délire : « …il lui vint un matin, dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, « l’idée qu’il serait très beau d’être une femme subissant l’accouplement »). Rêve et délire procèdent de la même source, du refoulé. Le rêve est le « délire physiologique de l’homme normal ». Durant le sommeil, le relâchement de la censure permet la formation du rêve. Habituellement, avec le rétablissement des investissements psychiques de l’état de veille, le rêve se dissipe à nouveau. Le terrain gagné par l’inconscient durant le sommeil est de nouveau écarté. Dans le cas de Norbert, le refoulé a remporté sa première victoire dans les conditions favorables de l’état de sommeil, mais est devenu assez fort pour s’imposer en tant que délire dans la vie éveillée…

Dans « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose » (1924), Freud précise que dans la névrose, le moi, « en situation d’allégeance par rapport à la réalité, réprime un fragment du ça (vie pulsionnelle). L’influence du réel domine et la perte de la réalité est évitée.

Dans la psychose, le moi se soumet au ça en se retirant d’un fragment de la réalité. La perte de la réalité est donnée au départ. Le premier temps, défensif, porte sur un fragment de la réalité intolérable, traité comme s’il ne s’était jamais produit. C’est le déni (ou rejet). Il conduit à la rupture avec la réalité extérieure, laissant une faille, une béance. Les délires, les hallucinations, correspondent au second temps : la construction d’une nouvelle réalité plus supportable, qui vise à rétablir une certaine continuité avec la réalité extérieure (réinvestissement des objets, faisant suite à un retrait de la libido du monde externe dans le moi). Cette nouvelle création, met en échec le principe de réalité, dans un mouvement de toute puissance.

….« Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, de reconstruction »… Dans « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa, Le Président Schreber », (1911), Freud décrit plus précisément le délire paranoïaque, ses mécanismes principaux : la projection, l’interprétation. Le terme de paranoïa est employé dans le sens général de délire chronique. La projection donne lieu au mécanisme de l’interprétation : le sujet attribue du sens à des perceptions ou évènements en y projetant ses états internes, désirs, affects, fantasmes. « Ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors »…

Auteur : Yvonne Renault, Psychologue à Nice.