"Frères et soeurs. Quand les souvenirs divergent" par Patrick Williams, article présenté par Yvonne RENAULT, Psychologue à Nice


Septembre 2019, ELLE MAG/PSYCHO

« Enfant, je rêvais d’être musicienne. Malheureusement, mes parents ne m’ont pas soutenue dans de projet. Alors, je suis devenue ingénieure, explique Mathilde, 45 ans. Un jour que je me plaignais de cette vocation contrariée, à ma grande sœur, elle m’a dit : «Mais, non, pas du tout. Quand tu étais petite, tu parlais toujours de devenir ingénieure…Tu as fais ce que tu voulais.» Surprise. Des anecdotes comme celle de Mathilde, fréquentes, montrent une chose : bien souvent, les frères et sœurs n’ont pas les mêmes souvenirs au sujet de leur enfance (cela peut aussi concerner les parents, bien sûr). Un même événement peut laisser une empreinte totalement différente dans la mémoire. Untel se souvient que les fêtes de Noël étaient un moment merveilleux, alors qu’un autre se remémore ces périodes comme quelque chose de très pénible…

Cette « discordance mémorielle » concerne des faits anodins, mais aussi des épisodes beaucoup plus graves, provoquant alors rancoeurs et haines dans les fratries. On le voit aujourd’hui, alors que de plus en plus de célébrités ou d’écrivains prennent la parole pour raconter une enfance maltraitée ou abusée, ce qui leur vaut d’entrer en conflit avec leur famille sur la véracité de ce qui s’est passé. On pense à Edouart Luis et à son roman « En finir avec Eddy Belle-gueule » (éd.Seuil) ou à l’animatrice Flavie Flament. Celle-ci s’est fâchée avec sa mère et son frère quand elle a accusé, dans « La Consolation » (JC Lattès), sa génitrice de l’avoir quasiment livrée au pédophile David Hamilton alors qu’elle était adolescente. Un récit totalement remis en cause par son frère. Enfin ces dernières semaines, on a assisté à la terrible affaire Yann Moix : l’écrivain a publié « Orléans » (éd. Grasset), roman glaçant dans lequel il explique avoir été un enfant tabassé, insulté, humilié par ses parents. Mais son père a nié les faits et son frère cadet, Alexandre, a répliqué que c’était lui l’enfant martyr de la famille, cogné et persécuté par …Yann Moix lui-même ! Retournement vertigineux. Coup de théâtre incompréhensible. Un des frères ment-il ? Est-il possible qu’il existe des versions si différentes de la réalité ? « En matière de souvenirs, la réalité objective compte assez peu, explique la philosophe et thérapeute Nicole Prieur, auteure de « Petits règlements de comptes en famille » (éd. Albin Michel). N’importe quel épisode de la vie peut avoir été vécu de façon très différente par chaque membre de la famille. Tout est regardé à travers le prisme de la subjectivité ». En d’autres termes, la « vérité vraie » n’existe pas dans la mémoire que nous avons des verts paradis (ou des verts cauchemars…à de l’enfance. Si Mathilde se souvient que ses parents l’avaient empêchée de devenir musicienne, c’est qu’elle a vécu les choses comme cela. C’est « sa vérité » à elle, et elle est tout à fait recevable. De même, si sa sœur pense le contraire, sa version est tout aussi acceptable. Idem pour les frères Moix. Bien que cela paraisse difficile à admettre, il se pourrait qu’ils disent tous deux l’exacte vérité (vérité subjective, bien entendu) : l’un n’a retenu de son passé que l’extrême brutalité de son père, l’autre ne se souvient que de la cruauté de son frère…

Reste une question : comment expliquer cette mémoire sélective, ces ressentis si différents ? Pourquoi les vacances d’été, une fête de fin d’année, un grand-père un peu strict vont-ils laisser une empreinte heureuse dans un esprit et un souvenir douloureux dans l’autre ? « Tout simplement parce que nous sommes tous des êtres différents, avec une personnalité et des attentes différentes ! Reprend Nicole Prieur. Tel enfant qui était dans une grande demande de tendresse, d’attention, va très mal vivre le fait de ne pas recevoir le cadeau qu’il espérait à son anniversaire, alors qu’un autre ne sera pas du tout blessé par la même situation… » L’attitude des parents vis-à-vis des enfants, qui varie au cas par cas (même quand les parents essaient d’être le plus « juste » possible), a aussi des conséquences importantes. « On n’a jamais exactement la même mère ou le même père que ses frères et sœurs, rappelle Virginie Megglé, psychanalyste, auteure de « Frères et sœur, guérir de ses blessures d’enfance » (éd. Solar). Certains enfants sont très attendus par leurs parents ou naissent à un moment particulièrement heureux par leur de l’histoire familiale. D’autres sont moins attendus, provoquent pour telle ou telle raison un rejet inconscient de la part d’un des parents – même si c’est très léger – ou viennent au monde dans un climat plus difficile.» Autant de circonstances qui vont peser sur le contexte affectif dans lequel on grandit, qui vont colorer notre personnalité de teintes joyeuses ou sombres, et entraîner donc des souvenirs radicalement différents…Clara, 38 ans, qui a connu une enfant difficile, explique sa demi-sœur, Lucie, plus jeune de quatre ans et dont elle est très proche, a gardé un souvenir très heureux de leur jeunesse. «Elle dit qu’on riait tout le temps, que c‘était très gai à la maison. Moi, je me souviens surtout que ma mère avait la main leste, qu’elle cirait à tout bout de champ et qu’il y avait un climat pesant..Je crois que ma vision des choses est due au fait que mon père n’était pas mon vrai père, alors que ma sœur, qui était bien sa fille, n’a pas subi ce non-dit… »

Souvent, aussi, frères et sœurs s’affrontent sur le passé car c’est l’image des parents qui est en jeu. Autrement dit, lorsque l’un est à l’attaque, l’autre joue souvent en défense, tentant de rester loyal face à celui qui peut être considéré comme un traître . « Il existe une concurrence inconsciente entre les enfants, reprend Virginie Megglé ? Par exemple, si un membre d’une fratrie critique sa mère, il va souvent voir immédiatement un frère ou une sœur prendre la défense de celle-ci. Pour celui ou celle qui se pose en défenseur, protéger l’image d’une « bonne mère » , qui incarne un idéal indispensable à son équilibre intérieur, est vital.  Il peut lui arriver de la critiquer, mais il ne supporte pas qu’un autre le fasse. Et puis, c’est uen façon de garder ou de revendiquer la préférence… » On pense au frère de Flavie Flament qui avait farouchement pris la défense de sa mère quand sa sœur avait reproché à celle-ci de n’avoir rien fait pour la protéger de David Hamilton. Mettant en doute les propos de Flavie Flament, il avait expliqué : « Elle entremêle dans son livre des faits réels et des passages complètement romancés . »

La seule manière de se réconcilier avec un frère ou une sœur au sujet du passé ? « Adopter le point de vue de l’autre, se mettre à sa place, accepter que « sa » vérité ne soit pas similaire à la nôtre, qu’il ait vécu les choses différemment de nous, dit Nicole Prieur. C’est le seul moyen de réécrire une histoire familiale apaisée, enrichie, où de multiples voix se font entendre. » Encore faut-il que la souffrance vécue n’ait pas été tellement forte chez l’un des protagonistes qu’elle empêche toute possibilité de communication…

Présenté par Yvonne Renault, Psychologue à Nice.